Chapitre 1 – L’éducation impossible à l’ère du scroll infini

En 1925, Freud écrivait qu’il existe trois métiers impossibles : gouverner, éduquer, psychanalyser. Ces métiers, disait-il, échappent à la maîtrise car ils s’adressent à des sujets libres, traversés par leur propre division, résistants à toute normalisation complète.

Aujourd’hui, nous pourrions ajouter un quatrième terme : numériser. Ou plutôt : éduquer dans un monde numérisé, où les formes classiques de l’autorité, du langage et du désir sont court-circuitées par une logique de capture pulsionnelle continue.

Le scroll infini n’est pas seulement un dispositif technique. C’est une structure psychique environnementale. Une nouvelle scène sur laquelle le sujet est appelé à défiler — ou à disparaître.

Le surmoi algorithmique : plus exigeant que le père

Le surmoi freudien ordonne, interdit, culpabilise. Il exige toujours davantage, sans jamais satisfaire. Le surmoi numérique, lui, ne dit rien. Il suggère, recommande, relance. Il vous connaît. Il sait ce que vous aimez, ce que vous avez oublié, ce qui vous manque.

C’est un surmoi muet mais totalitaire, qui ne vous ordonne pas : il vous expose à ce que vous auriez “envie” de voir.
Et l’enfant, ou l’adolescent, qui se trouve déjà dans une phase de construction narcissique intense, y est capté sans médiation.

Une éducation sans manque ?

Le rôle fondamental de l’éducation est d’introduire un manque structurant. Dire non. Poser une limite. Introduire une différence entre ce que je veux et ce qui est possible.
Mais les plateformes effacent le manque : elles rendent tout disponible, tout le temps, en continu.
Elles ne disent pas “attends” — elles disent “encore”.

Or un enfant à qui rien ne manque est un enfant à qui rien ne se désire.

Le scroll comme anti-éducation

Le scroll infini crée une économie de la jouissance sans sujet. On ne lit plus, on fait défiler. On ne choisit plus, on glisse. On ne désire plus, on consomme.
Ce n’est pas un espace de transmission, mais un flux sans fin, qui ne produit ni récit, ni symbolisation, ni élaboration.

Dans ce contexte, éduquer redevient impossible, non par échec des adultes, mais parce que le monde lui-même ne soutient plus la fonction éducative. L’Autre structurant est devenu plateforme. L’autorité s’est dissoute dans l’offre.

Quelle place pour l’éducation aujourd’hui ?

Éduquer dans ce monde n’est pas imposer des règles rigides ou retirer les écrans.
C’est retrouver la fonction du manque là où tout appelle à l’auto-satisfaction immédiate.
C’est transmettre un espace de parole, une temporalité différente, une traversée de la frustration qui ne soit pas immédiatement anesthésiée par un nouveau flux.

C’est aussi, peut-être, ne pas renoncer à l’inutile : la lecture lente, la rêverie, l’ennui, la conversation non monétisée.

Par Prof. Santé™