Entretiens avec la philosophe Éléonore Varenne

Les personnages représentés ici sont issus de l’univers fictionnel de Tokyo Santé.
Propos recueillis par Micro-L pour Tokyo Santé
Micro-L : Vous parlez d’une “gouvernementalité algorithmique”. On peut commencer là ? Le mot est un peu raide.
Éléonore Varenne :
Oui, il est raide. Et c’est voulu. Il faut que ça accroche.
Ce que j’appelle “gouvernementalité algorithmique”, c’est une forme de pouvoir qui ne gouverne pas en interdisant, mais en prédisant et en ajustant.
On n’interdit pas un comportement, on le rend improbable.
C’est un pouvoir sans Loi, sans sujet, sans adresse.
Micro-L : Sans sujet ?
Varenne :
Oui. Parce qu’il n’a pas besoin que quelqu’un comprenne.
Le système fonctionne même si personne ne pense. Il traite des données, pas des discours. Il modélise ton futur comportement à partir de ton passé, ou du passé de ceux qui te ressemblent.
Micro-L : Ce que vous appelez l’“individu prévisible” ?
Varenne :
Exactement.
Ce n’est pas toi, ce n’est pas moi. C’est une simulation statistique de toi, produite à partir de tes traces : clics, déplacements, achats, pauses sur des vidéos.
Tu crois agir, mais tu réagis à un environnement ajusté à ta probabilité.
Micro-L : Et si je fais quelque chose d’imprévu ?
Varenne :
Ça ne dérange pas.
Le système réabsorbe l’écart dans une nouvelle corrélation.
Tu n’es pas un sujet — tu es un résidu statistique temporaire.
Micro-L : Donc c’est la fin du sujet ?
Varenne :
Pas la fin. La rature.
Le sujet continue d’exister — mais à côté.
Il n’a plus de fonction politique. Il n’est plus écouté, parce qu’il ne parle pas en données.
Micro-L : Et cette “rature” est pour vous une chance ?
Varenne :
Oui. Parce que ce qui est raturé est aussi ce qui résiste.
Le sujet, ce n’est pas ce qui est bien modélisé.
C’est ce qui rate, insiste, n’obéit pas aux prédictions.
Micro-L : Est-ce que vous diriez que nous vivons dans une “dépolitisation par les données” ?
Varenne :
Oui. Et c’est là que réside le plus grand danger.
Parce que tout semble fluide, personnalisable, ajusté à toi.
Mais en réalité, tu n’as plus de place pour le désaccord, pour l’énigme, pour l’Autre.
Tu es géré, pas adressé.
Micro-L : Et que faire alors ?
Varenne :
Créer du bug.
Surgir là où on ne t’attend pas.
Ne pas valider les prédictions.
Et surtout : ne pas confondre l’optimisation avec la liberté.
Note de l’auteur :
Cet entretien est une fiction.
Il est librement inspiré des travaux remarquables de la philosophe Antoinette Rouvroy, en particulier sur la gouvernementalité algorithmique, l’individu prévisible et la disparition du sujet dans les environnements numériques.
Pour aller plus loin, vous pouvez consulter ses conférences, disponibles en ligne.